Cette année a été la pire !!


Lorsqu’un éleveur perd ses brebis lors des attaques d’ours, on entend souvent « qu’il est indemnisé pour ses pertes, donc ça compense ». Sans même parler des soucis qu’il peut y avoir au niveau des expertises, la mortalité des bêtes est une des conséquences directes de ces attaques. Il en existe bien d’autres, directes et indirectes. Marco, ancien berger, raconte son expérience sur l’estive du Mont-Rouch, dans le Couserans, en Ariège :

 

« Cette année a été la pire.

Notre estive est découpée en 3 quartiers, un premier pour le début de saison, un deuxième pour la saison la plus chaude et un troisième pour l'automne (voir schéma ci-dessous).

Chaque année avec les éleveurs nous ramassons les brebis qui restent dans le quartier d'été, quartier le plus éloigné, difficile d'accès, avec un refuge ouvert, des pentes très escarpées. Les brebis sont libres, gardées en escabots (petits groupes). Je fais plusieurs tournées par saison, et on fait la dernière ensemble avec les éleveurs.

 

C’était la première fois que les brebis revenaient toutes seules du quartier le plus éloigné, le quartier d’été. On n’a vu aucune brebis et à 100m de la cabane il y avait 3 cadavres frais. On est parti le lendemain matin pour faire le tour en revenant vers le premier quartier.

 

On retrouve alors plusieurs autres cadavres un peu plus loin, on finit la tournée sans voir une seule brebis. A l'arrivée on trouve le troupeau, mais on voit qu'il nous manque des bêtes.

 

Je les ai gardées deux semaines non loin de ma cabane. Pendant 2/3 nuits de suite ça a attaqué sur la couche (c’est le dortoir naturel des brebis, c’est un endroit bien spécifique qu’elles choisissent). Puis à cause de ça, elles sont venues dormir à côté de la cabane : elles ne l’avaient jamais fait avant. Et l’ours a attaqué quand même, la lune était pleine, je suis sorti, je n’ai rien vu, sauf des brebis affolées partout, je n’avais jamais entendu les cloches des brebis sonner comme ça… je n’avais jamais entendu ou vu les brebis affolées comme ça… Je n’ai pas trouvé de cadavre ce soir là mais le lendemain il y en avait une qui avait la cuisse arrachée, elle a toujours les séquelles aujourd’hui. J’ai retrouvé une brebis morte plus tard, sans doute attaquée ce soir là.

 

J’ai commencé à perdre le sommeil, je n’arrivais plus à dormir.

 

J’ai fait passé les brebis sur le quartier d’automne, c’est le quartier le plus bas, l’accès est très dangereux, très abrupt, il n’y a aucune marche agréable, c’est très difficile. Ce quartier est voisin à une autre estive où il y avait aussi des soucis. Pareil, on a eu 3 attaques sur 3 nuits sur ce quartier. Je n’ai pas essayé d’aller chercher les cadavres parce que le terrain est pourri, dangereux. J’ai vu qu’il manquait des brebis, j’ai vu les vautours plonger au fond d’un précipice... Je ne dormais plus, j’étais épuisé. Les brebis sont rentrées au bout de 4 jours, elles doivent y passer 3 semaines en temps normal.

 

Comme le quartier du Saubé était bien mangé, je n’arrivais plus à tenir les brebis et à les faire rester là. Elles passaient de l’autre côté de la crête vers 3/4h du matin même si j’y restais jusqu’à la nuit en les forçant à se recoucher. J’allais les chercher tous les matins il y avait ½ heure à ¾ heure de montée et j’étais épuisé physiquement et psychologiquement.

Jusqu’à un matin où je suis arrivé sur la crête et je n’ai pas vu les brebis derrière. J’ai prévenu les éleveurs qu’il manquait 150 à 200 brebis. On est allé voir avec les éleveurs, on est parti chacun d’un côté de la montagne et on s’est donné un point de rendez-vous pour se retrouver. On pensait qu’elles s’étaient mélangées avec les brebis d’une estive voisine. Mais ce n’était pas le cas. J'ai commencé à faire des tournées plus grandes, au-delà de mon estive qui est déjà bien vaste. Je n’ai trouvé aucune trace, rien. J’ai fait des grosses tournées, j’ai marché pendant 9h, 10h pour voir les brebis, sans dormir, pendant deux semaines au moins.

 

Psychologiquement ça n’allait plus du tout, je ne savais plus quoi faire, j’ai cherché dans des endroits hyper dangereux, j’ai fait des choses que je ne ferais pas en temps normal, et à y repenser c’était vraiment risqué. J’étais mort de peur. Dès que le chien levait la tête j’étais en alerte, j’entendais des bruits sans voir ce qui se passait, j’entendais des animaux gueuler. C’était les isards, c’était le cerf, mais tu ne penses qu’à ça, tu ne penses qu’à l’ours. J’étais mort de peur. J’étais dans un état de fatigue physique, nerveuse, psychologique indescriptible…

 

Je passais mes nuits à fumer des clopes et à écouter la radio… Je ne fermais plus l’œil de la nuit. Certaines journées si elles allaient bien, je n’allais plus voir les brebis. J’allais juste voir si les vautours ne plongeaient pas. J’étais incapable de faire mon boulot.

 

J’ai retrouvé les brebis 2 jours avant de descendre de l’estive, juste derrière la crête, je ne sais absolument pas où elles sont passées pendant tout ce temps là.

 

C’était la première saison que je faisais où je finissais dégoûté du travail.

 

Même si je n’avais pas été installé, je ne sais pas si j’aurais pu repasser une saison comme ça…

 

Il y a eu d’autres attaques les autres années mais ce n’était pas aussi fréquent que cette année là. Avant ça me faisait peur parce que tous les dortoirs sont du côté des falaises et je me demandais où j’allais les faire dormir. Il attaquait une nuit et revenait un mois après, entre temps t’avais le temps d’oublier un peu.

 

Maintenant, même au-dessus de chez moi je prends toujours un chien. Il y est par là.

 

L’année 2015, c’est vraiment la pire saison que j’ai passée.



03 Juin 2016